Un homme aux yeux bridés qui porte une chéchia vient de me servir un bol de minestrone.
J’ai pris place sur un petit tabouret de plastique et le bruit du wok – semblable à celui d’un réacteur d’aéronef – s’éteint finalement. Il laisse place à celui des aboyeurs, les vendeurs de cuisine de rue des kiosques voisins, qui gueulent dans un microphone, celui-ci rattaché à un haut-parleur défoncé. Chaque vendeur crie, sans rythme ni mélodie. Certains ont même abandonné, préférant enregistrer leur réclame qui joue en boucle dans un porte-voix. Une petite vieille se râcle la gorge de toutes ses forces, puis crache près de mes pieds.
Je replonge les yeux dans mon bol. Tous les ingrédients d’une minestrone y sont : tomates, carottes, oignons, ail, du bouillon, une pointe de chili. De belles feuilles de lasagne coupées à cinq centimètres de largeur plongent dans les ingrédients, puis en émergent tel un dragon dans la mer.
Oui, je suis bien à Xi’an, en Chine, une municipalité de plus de 13 millions d’habitants. Les sculptures dans les parcs présentent chameaux et parties de polo. Dépaysé.
Je déguste le plat le plus célèbre de cette ville : biang biang mian. Les tomates viennent d’Amérique. Le profil de goûts ne pourrait être plus italien. Et les Italiens ont pris la recette pour faire des pâtes des Chinois. Ou est-ce le contraire?
C’est que Xi’an était le terminus de la Route de la soie. De l’autre côté, à environ 8000 km de distance, se trouvait Venise, en Italie. Entre les deux, le monde musulman. Faites le calcul…
(Qui a inventé les pâtes? Qui a pris la recette de l’autre? Les anthropologues ne s’entendent pas sur le sujet, mais ils sont d’accord sur une chose: Marco Polo n’y est pour rien, contrairement à la croyance populaire. Les enregistrements écrits de recettes de pâtes en Italie datent de l’an 1100 environ, et M. Polo a fait ses voyages entre 1271 et 1295. En plus, la Route de la soie qui passait de Venise à Xi’an, en particulier, daterait de la période Tang, c’est-à-dire le 7e Siècle. La poule ou l’oeuf? Les Chinois comme les Italiens n’en démorderont pas…)
La Chine, un pays homogène? Voyons…
Non, le quartier musulman n’a rien à voir avec la Chine contemporaine, celle qu’on imagine. Au beau milieu de cette gigantesque cité, emmurés par des fortifications médiévales, habitent environ 20 000 Chinois musulmans de la nation hui. On y trouve d’ailleurs une dizaine de mosquées.
Le quartier est un immense restaurant à ciel ouvert et des centaines de restaurants, de kiosques permanents et de vendeurs itinérants s’y font compétition.
De jeunes Hui coiffés du chapeau traditionnel vendent du pain « naan » (oui oui, comme dans le nord de l’Inde). Ce même pain est utilisé pour faire une soupe de mouton (« Yang Rou Pao Mo ») : un bouillon hyper-fragrant (« ça goûte la vieille laine », comme disait mon grand-père) mouille le pain, coupé en petits morceaux par les clients eux-mêmes. Deux ou trois cubes de viande s’ajoutent au bol en plus d’oignons verts tranchés.
Les pâtes de ma minestrone ont d’ailleurs été préparées à la manière traditionnelle : une pâte au gluten hyper-développé est étirée à la main à la minute et pour chaque bol. L’artisan prend une boule de pâte, la roule sur la table en forme de saucisson, puis saisit une extrémité dans chaque main, utilise la gravité pour l’étirer, frappant violemment le milieu du saucisson sur la table (d’où le nom « biang biang », une onomatopée). Après quelques reprises, le saucisson de pâte s’étire, ressemblant maintenant à un gros bucatini. Lorsque la ficelle de pâte devient plus longue que les bras du cuisiner, d’un mouvement d’expert, il l’entortille sur elle-même, créant un tortillon parfait. Il répète jusqu’à ce que les pâtes se séparent dans ses doigts : à ce moment, le gluten ne peut plus tenir la tension. Résultat : des fettucine de forme irrégulière, cuits al dente, qui attrapent sauces et assaisonnements.
De l’autre côté du mur…
Il serait faux de penser que Xi’an se résume à son quartier musulman. La Chine contemporaine est très présente dans la mégapole. C’est le même mantra dans toutes les villes du pays : autoroutes et gratte-ciels.
Les jeunes chinois ne visitent pratiquement plus les petits bouis-bouis si charmants qu’on trouve à chaque coin de rue. Ils restent clients, cependant : les entreprises de livraison à domicile sont hyper populaires. En Chine, tout se livre, instantanément. Quelques clics sur une application mobile et un homme sur un scooter électrique se rend au supermarché, au restaurant, au dépanneur, au café, à la poste, à la pharmacie, et vous livrent le tout en temps record. Vous avez oublié vos clés au travail? Demandez à une collègue de vous les livrer, elles seront dans vos mains dans la demi-heure.
La Chine étant ce qu’elle est, les applications mobiles que l’on connait ne fonctionnent pas. elles sont bloquées, victimes de la censure chinoise. Des versions – approuvées par le gouvernement – offrent le même service. Uber? Didi. Bixi? MoBike. AirBnb? Tujia. Google Maps? Baidu Map. Tinder? Tantan. Yelp? Dianping. Whatsapp? WeChat. Même les cartes de crédit sont chose du passé : aujourd’hui, c’est le paiement en ligne instantané qui domine. Le seul hic, c’est que ces gadgets ne sont pas traduits vers l’anglais… Ce qui complique les choses pour les étrangers.
Pas que ces entreprises s’en soucient. Les 60 millions de visiteurs étrangers en Chine chaque année ne représentent qu’une infime fraction des 5,54 milliards de touristes chinois qui visitent leur propre pays.
Le Xi’anois moderne, lorsqu’il veut se payer une sortie au resto, le fait dans un centre commercial. Et la Chine est terreau fertile pour ce genre d’établissement.
Les restaurants du pays sont abordables, en comparaison avec l’Occident en général. Les Chinois n’aiment pas cuisiner. Lorsqu’ils ne se font pas livrer une soupe de nouilles du resto du coin, ils visitent une des milliers de chaînes de restauration qui se font bataille et qui servent leurs repas tout près des magasins H&M, Apple, Gucci et autres Adidas.
Je demande à une amie pour quelle raison ils préfèrent les chaînes de restauration qui se trouvent dans les centres commerciaux. « Dehors, c’est sale, il pleut, je ne sais pas si les ingrédients sont frais, et le service dans les petits restaurants est souvent désagréable. Ici, quand j’appelle la serveuse, elle vient tout de suite! » Et lorsqu’elle l’appelle, on le sait : elle crie « fúwùyuán! », d’un air dégoûté et à répétition, en direction d’une des pauvres serveuses, tout en claquant des doigts. « Plus de serviettes, et je veux une assiette propre! »
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